Un sentiment océanique
Récit familial. "Nous nous promenions, Gabrielle et moi, sur les bords d'un étang. Soudain, je tirai des eaux un bébé emmailloté comme une poupée du siècle dernier, aux yeux d'une tristesse de porcelaine fixe. Gabrielle allait m'expliquant calmement, comme me le répétant pour la centième fois, que c'était tout ce qui lui restait de ce fils tué à la libération de Paris..." À l'occasion d'un séjour à l'hôpital, Paul rejoue quelques actes de son adolescence en affrontant les fantômes qui l'ont vu naître et grandir. De cette confrontation poindra en lui le sentiment d'avoir trouvé sa place sur l'échiquier familial et dans la chaîne du temps. 88 p. (1996) ISBN 978-2-86231-136-4
Mathieu Riboulet, écrivain et cinéaste, né le et mort des suites d'un cancer le à Pessac a publié aux éditions Maurice Nadeau ses premiers récits : Un sentiment océanique en , Mère Biscuit en , Quelqu'un s'approche en , Le Regard de la source en
Extrait
I. Les Bienveillantes
J’ai trente-quatre ans et une maladie chronique, inguérissable jusqu’à nouvel ordre, mais dont je ne mourrai pas, du moins pas tout de suite. Je ne lui ai pas accordé une importance exagérée au départ, mais maintenant, après dix ans de vie en commun, je suis à même de mesurer ce qu’elle a induit de changements dans ma vie — je veux dire de changements de fond. Mon nom est Paul. Je ne lui suis redevable que de rares et menues souffrances. Cependant, je sais qu’en moi elle œuvre avec un mélange de raffinement, de discrétion et de détermination qui ne laisse pas de m’étonner. Le but ultime de sa manœuvre ne m’échappe pas, pas plus que ne m’échappent tous ces concours de circonstance qui, plus sûrement chaque jour, me plongent au centre de ces peurs si noires qu’elles se teintent d’abstraction. Les nouvelles qu’elle me donne de sa progression sont laconiques. Elles consistent en chiffres, densités, taux, temps. Pour en prendre connaissance et aménager le plus confortablement possible la vie matérielle subtilement modifiée qui est la mienne, j’ai passé alliance avec le corps médical. J’ai donc subi divers traitements, tous entrepris dans l’espoir de ralentir la marche de la chose, avec succès semble-t-il puisque je suis encore là. Tous présentaient cependant l’inconvénient de provoquer un certain nombre de troubles plus ou moins prononcés, judicieusement baptisés « effets indésirables », qui m’ont ancré et m’ancrent encore du côté de la maladie bien plus sûrement que la maladie elle-même. Pour temporiser, j’ai dû adopter quelques règles d’hygiène, simples mais strictes : je ne bois plus une goutte d’alcool, je mange tout ce qui me passe par la tête, et il m’en passe, j’évite de me coucher après deux heures du matin et les lieux trop enfumés. Les années passant, je me suis mis à mal supporter les dîners à plus de quatre convives où, le vin aidant, propos et attitudes finissent toujours par se décaler, fût-ce légèrement, pour, derrière la façade aimable d’un ami très cher, faire place à la grimace plus ou moins supportable d’un parfait inconnu. J’ai donc pris le risque de passer pour un triste sire, m’étant aperçu que je n’avais nulle envie de découvrir chez les autres quoi que ce soit qu’ils n’aient eu expressément envie de me dire.
Je fais beaucoup rire ma sœur avec ces nouvelles manies. Le nom de ma sœur est Marie. A force, le cercle de mes amis s’est modifié, sans que je puisse trouver à redire à ces changements. « Tu es trop exigeant, Paul, les autres finiront par ne plus vouloir de toi. » Cette phrase de maman résonne encore à mes oreilles, et pourtant j’étais haut comme trois pommes. Que dirait-elle aujourd’hui si elle voyait cela !
Je m’appelle Paul. J’insiste. Et je prends le risque de redire, pour encore l’entendre : je m’appelle Paul. J’ai mis des années à pouvoir prononcer mon nom à voix haute seul dans ma chambre. Encore un travail de fond, une sorte de lame de même nature que ma maladie. Ce prénom m’a été donné par mon père parce que c’était celui de son père à lui. Dieu me garde de jamais être père. Et maman ne l’aimait pas. J’en suis absolument certain, un jour elle me l’a dit, je n’ai pas pu l’inventer, d’un ton légèrement, oh ! mais très légèrement, dédaigneux : « Mon petit Paulo, je n’aime pas beaucoup ton prénom, mais ton père a tellement insisté... » Et sur ces trois points de suspension j’ai vu planer l’ombre d’un regret. Ma sœur Marie, mais elle avait seize ans, m’a dit un jour que maman voulait me donner le nom de son premier amour, que toutes les femmes voulaient faire cela avec leur premier garçon. Je ne sais pas où elle était allée chercher ça.
Parfois, de très grandes fatigues m’envahissent. Alors en moi l’esprit terre à terre rend son tablier. Il le plie soigneusement, le pose sur l’étagère à tabliers avec les autres, bien repassés, qui serviront plus tard, et se met en disponibilité, sachant qu’il n’est pas de taille à lutter. De très anciennes fatigues, issues intactes et parées de profondes ténèbres, fraîches comme au commencement du monde, inflexibles, chaleureuses. Elles m’enveloppent de leur vigilance, l’air absent, surgissent sans claironner. J’ai ainsi appris à être en communication muette avec les milliards de fatigues qui m’ont précédé. Cependant de ce contact inouï je ne peux rien retirer, aucun savoir, nulle connaissance. Je ne peux qu’y puiser la force d’attendre sans mourir la fin de l’assaut. De cela je ne parle pas avec Marie.
« Tu en fais une tête, tu n’es pourtant pas mort », s’exclame-t-elle quand par hasard elle me surprend dans cet état. Ma sœur Marie fait mine de prendre ma maladie à la légère et plaisante volontiers. Eh oui, voilà bien l’inconvénient majeur : je ne suis pas encore mort. Puis-je sérieusement lui faire part de cette objection ? Bien que petit dernier, j’ai tendance à protéger ma sœur comme si elle était incapable de se défendre seule, à lui masquer certains désarrois ou lambeaux d’existence par trop effilochés derrière lesquels, masquée, s’avance la peur. Mais quand, vaincue par mon inertie, la fatigue marque le pas, quel bonheur de sentir qu’à nouveau tout est possible, quelle joie de sentir ma jambe s’assurer, l’écœurement s’estomper, poindre dans ma poitrine le souffle qui attirera une rougeur sur mon front, ô Marie le bien-être d’un corps qui répond, la joie de t’avoir à mes côtés pour fêter ce nouvel ajournement de la mort, ton sourire, nos vies si pathétiques, quelles joies, quels dégoûts !
Si j’avais su, j’aurais tenu Marie à l’écart de ma maladie, non par dissimulation mais parce que, au fond, ce n’est vraiment intéressant que pour moi. Aux autres ça encombre la tête pour rien. Maintenant je comprends les gens silencieux sur leurs maux qui attendent que la mort vienne a posteriori effacer quelques doutes. Mais ce n’est pas toujours possible : il y a les visites régulières, l’amaigrissement, les piqûres à se faire chaque soir à la même heure, que sais-je encore, qu’un proche peut lire dans un geste, surprendre dans un regard. Pour ces raisons-là, d’autres encore, j’ai tout dit à Marie. Mais si un jour maman revient, je ne lui dirai rien.