La philosophie aujourd'hui - Chroniques
La Philosophie aujourd'hui qui, sans négliger la pensée française dans sa permanence et sa diversité (d'Althusser à Derrida, de Sartre à Deleuze), accorde une place de choix aux traductions de l'allemand (Cassirer, Heidegger, Habermas, etc.) et aux auteurs de la philosophie anglo-saxonne comme John Rawls, Putnam ou Popper. 248 p. (1997)
Depuis le numéro du 16 janvier 1973 de La Quinzaine littéraire, l'auteur rend compte à sa guise des ouvrages de philosophie qui paraissent et que, selon ses critères, il juge importants.
Extrait
Avant-propos
« Nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme. » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet)
Depuis presque vingt-cinq ans, pour être exact depuis le numéro du 16 janvier 1973, j’ai, grâce à la confiance et — puis- je le dire ? — l’amitié de Maurice Nadeau, le singulier privilège de pouvoir rendre compte à ma guise dans les colonnes de la Quinzaine littéraire des ouvrages de philosophie qui paraissent et que, selon des critères qui m’échappent à moi-même, je juge importants et/ou intéressants. Ainsi, dans quelque chose comme cent vingt articles ai-je pratiqué en toute liberté ce qu’on pourrait appeler le « journalisme philosophique ». Au vrai, l’expression me semble offrir un bel exemple d’oxymore, cette figure de rhétorique qui associe, comme on sait, deux notions contradictoires, tant il est absurde de vouloir scander par une éphémère actualité la longue durée d’une discipline autonome et austère qui se flatte parfois de n’être qu’un commentaire un peu développé des dialogues de Platon. La tâche, comme eût dit Talleyrand, était impossible, voire délicate, et je ne cède pas à l’illusion de croire que je suis parvenu à la remplir. Tout au plus puis-je dire que j’ai pris beaucoup de plaisir à jouer le jeu.
Cette liberté, comme il est dans l’ordre, s’est payée de quelques contraintes imposées par une parution bimensuelle. Je me suis accommodé de la brièveté des délais — un mois parfois s’écoulant entre la réception d’un livre et la publication d’un article —, et du manque relatif de place, qui oblige à une certaine stylisation, à une concision toujours salutaire. Je me suis imposé en outre la règle d’être aussi lisible que possible, dans des matières qui ne s’y prêtent pourtant guère : il est poli, je crois, de ne pas vaticiner quand on s’adresse, si je puis me permettre cette captatio benevolentiae, à un public comme celui de la Quinzaine. N’appartenant à aucune chapelle, libre de toute allégeance universitaire, étranger même, depuis 1982, à la corporation des professeurs de philosophie, « ami de Platon mais plus encore de la vérité », selon la vieille formule, j’ai pu donner libre cours à mes goûts, à ma curiosité, à mes préjugés — qu’il ne m’appartient pas de dénoncer —, à mes nostalgies et à mes récriminations (rarement). Au total je me suis fait lecteur de philosophie contemporaine, comme d’autres sont amateurs d’art contemporain. Sans polémique.
Mais qu’est-ce la philosophie d’aujourd’hui ? Ce recueil réunit environ un quart de tous les articles que j’ai consacrés à la philosophie dans la Quinzaine et le choix, inutile de le dire, a été douloureux ; sans offrir un tableau complet — il s’en faut de beaucoup —, l’ensemble ainsi constitué pose quelques jalons chronologiques, suggère quelques lectures qui permettent de reconstituer, en une trentaine de livres, une petite généalogie de la philosophie contemporaine, organisée autour des deux pôles que sont, à mes yeux, Kant (« le premier philosophe moderne » ) et Nietzsche. Les articles sur l’auteur de la Critique de la raison pure définissent le terminus a quo : tout commence par la critique de la métaphysique, lorsque Kant met en évidence la capacité d’illusion inhérente à toute pensée humaine, même quand celle-ci croit se déployer de manière purement rationnelle. Il est vrai que la morale, pour Kant, lorsqu’elle se fonde sur la notion de devoir absolu, c'est-à-dire sur l’impératif catégorique, donne à l’homme, au plan de la pratique, la possibilité de retrouver les certitudes dont, dans le domaine théorique, il s’est vu dépouillé. Mais les articles sur Nietzsche, comme celui consacré à Machiavel (lu par Léo Strauss) — le seul auteur classique, à dessein — sont là pour rappeler qu’il existe, à côté de cette consolante construction kantienne, une vision plus âpre, peut-être plus lucide, plus radicalement critique, qui dévoile les vrais mobiles des hommes et la nature éminemment problématique des « valeurs ». Ainsi s’esquisse la problématique de la philosophie contemporaine, telle qu’elle se dégage peu à peu de ces brèves notices : si l’on doit se méfier de la raison quand elle prétend construire une métaphysique, ou un système, faut-il pour autant renoncer à l’idée d’une rationalité légitime, dans la connaissance et dans l’éthique ?