Comme ils vivent
Ce monde intenable, de dettes, de loyers à payer, de menaces bancaires, de stages et de petits boulots, cette fille le fuit en descendant dans le parking. C'est un mécanicien rencontré dès l'entrée qui la conduit au box 33. Il connaît : c'est lui qui s'occupe des dossiers. Et cette fille va partager la vie d'une humanité déchirée, épuisée de souffrances et de luttes sociales. Dans la fête, elle s'électrise de rock, s'éblouit de feu en couleurs. Une écriture neuve, inspirée, percutante en phase avec cette évocation surréelle. (Premier roman) 127 p. (1998)
Extrait
Alors il livre et confie sa personne à la barque alourdie par l'eau. Cicéron Marivs
C’est indiqué : box à louer. De là, je me suis emporté la tête. Un loyer à 350 maxi. Ma vie là juste dormir. Le soir très tard. 350, ça se trouve toujours. Fini les vols en rase-mottes le dernier jour du mois vers le distributeur automatique. Voilà ce que je me suis dit. Et j’allais passer quand même sur le pont de fer à croisillons, au-dessus du cimetière d’où les touristes jettent des boîtes de coca sur les tombes, moi et ma grande douleur avec ses longues enjambées et Puccini dans les oreilles à fond « non mi vendo a un prezzo di moneta AH AH AH » hurle Scarpia, et le type ivre, croisé à l’instant, qui se penche vers les morts et s’écarte brusque comme si ça allait lui sauter à la gorge et en bougeant les lèvres, et moi : demi-tour.
« Nous, il a raison, et je cours, la mort c’est pas maintenant. »
Et arrêtée devant la barrière rouge et blanche, je presse le bouton du walkman. Dans le silence, je me la raconte maladroite en allumant une cigarette, comme je vivrais là bien après que les autres ont rangé leurs voitures. J’avance vers la cabine du gardien qui surplombe l’entrée, d’ailleurs sa tête touchait le plafond, à cause de la casquette. Sur la pointe des pieds je frappe à la vitre. Il tourne les yeux très vite. Puis reprend la contemplation des trois écrans de surveillance du parking et d’un geste m’indique. Derrière lui. C’est oui ? J’avance vers la barrière, je me coule et passe dessous, puis me tourne pour le regarder, voir si c’est bien ça qu’il faut faire. Dos tourné, il reste rivé aux pixels. Je commence à descendre la pente douce en courbe et, dans l’ombre du début, me cogne à la carcasse d’une voiture, l’avant totalement défoncé. Juste un cliquetis de métal irrégulier dans le silence et le désert de l’étage. Un jeune homme blond sort de dessous la voiture.
« Vous vous demandez où sont les passagers, non ?
— Non », je dis, je ne me le demande pas, l’état de la tôle parle tout seul.
Il me regarde et je le regarde. Il a une chevelure blonde toute chantournée sur le crâne, une salopette bleue sale, déchirée aux genoux, avec une ceinture de corde très vieille noire et presque blanche.
« Je viens pour le box à louer », j’articule net. Il me regardait, encore il me regardait. Bon je ne pensais pas passer par là pour 350 balles par mois. Me faire demander mes trois derniers bulletins de salaire, ma déclaration d’impôt sur trois ans, mes quittances EDF, France Télécom, et tout le chambard, et me faire signer une autorisation de prélèvement, et prendre une assurance « Si vous pouvez plus payer », et là, le bloc de tout, je suis pas chaude. Il a pas d’âge, qu’est-ce que je peux dire, il a le visage osseux et fort beau, dur, mais je m’en fiche, je dis ça parce que ça en finit plus et ça m’oblige à me dire quelque chose. Il me regarde à un point, j’aurais d’un coup préféré qu’il demande les bulletins de salaire et terminé.
Puis il dit « Bon », d’une voix qui semble enrouée comme après le sommeil, et d’un bond, attrape un vieux pull rouge pour s’essuyer, lent et méticuleux, les doigts. Du toit de la voiture, il tire un paquet de cuir noir. Un manteau. Il lui arrive aux genoux, un manteau de femme. Il l’enfile tranquillement. Il se plante devant moi, me sourit, ironique. Il me montre le pull, par terre.
« Prenez ce vieux pull, il fait froid par en bas. »
Je me baisse pour le ramasser. Je le pose sur mes épaules sans comprendre. Un gros roux nous frôle au pas de course et nous dépasse : écrit dans son dos « First Year is difficult ; second year is easier », tant mieux je me dis. Tee-shirt signé par une école de management, il tourne en rond dans le parking.
« Jogging », me dit l’Ange d’un air entendu, vite cassé par un éclat de rire. Pas très sain mais silencieux, c’est vrai, je me dis. Décidé, le Blond je l’appelle l’Ange, parce que le gros, à côté, c’est vraiment une bête.
Une voiture aux vitres fumées entre au pas dans l’espace, s’arrête. Un homme en costume noir et lunettes genre Réservoir Dog en descend, se précipite sur l’Ange, l’attrape par la manche, et montre les dents d’un carnassier.
« Tu sais ce que j’ai à te dire, tu ne fais pas un pas de plus. »
L’Ange rigole avec la main sur la bouche, de pudeur comme une fille, et l’écarte d’un geste doux.
« Venez », il me dit.
Ah c’est vrai je suis là. Le costume noir remet son nœud de cravate en place en levant le menton. On lit « canal = » sur sa main droite, tamponné en gros.
Lâchés dans la pente, on dévale jusqu’à l’autre barrière. L’Ange sort de l’intérieur de sa botte une carte magnétique et la glisse dans le poste de contrôle, et l’on voit une lumière jaune alors et la barrière s’ouvre. Dans le tournant du mur, une ombre prend forme : habillée en star de ciné américaine avec une casquette d’or, sa visière de toile blanche énorme passée à l’arrière. Très maigre, famélique, en costume noir étriqué à manches courtes. Une boîte de coca éclabousse chaque geste de sa main. S’il disait son nom, on saurait de quoi on est punis en crevant, tellement il a la gueule malade.