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Taraghi, Goli

Sommeil d'hiver

"Je dis : "je". Qui est je ? J'avais des amis, de nombreux amis, et ma jeunesse. Notre chef c'était - bien sûr - M. Heydari. Mais c'est l'hiver, et il fait froid : il neige. Où sont-ils, les amis ? J'ai si froid. Mais qui suis-je ? C'est l'Iran. Nous sommes un empire millénaire : les policiers patrouillent dans nos rues et la réalité est lisse. Nous possédions notre jeunesse comme un trésor. Puis, un jour, Anvari prit le train pour rendre visite à Mahdavi : sept ans avaient passé.  Qui est Anvari ? Qui est Mahdavi ? Ils sont morts sans doute. Ils ont dû mourir, comme les autres..."

Sommeil d'hiver (Khâb-e zemestâni) parle du sentiment d’exil intérieur, d’éloignement de l’Autre, géographiquement et existentiellement, d’une aliénation, que l’écrivaine a connu à cause de sa vie à l’étranger. Les personnages du livre tentent de retrouver leur individualité mais, en même temps, ils ont peur de couper leur lien avec leur sécurité tribale et leur vie sociale. Chez Taraghi, le roman moderne s’éloigne des aventures historiques et amoureuses pour regarder plus attentivement la réalité de sa société et les détails de la vie de tous les jours.

Roman traduit de l'iranien par Gilles Mourier. 188 p. (1986)

Goli Taraghi est née en 1939 à Téhéran dans une famille aisée et cultivée. Son père, avocat, était le directeur de la revue Taraghi (Progrès) et sa mère était sage-femme. Dans son livre autobiographique Do donyâ (Deux mondes), Taraghi revient longuement sur la personnalité de son père, un homme qui avait construit lui-même sa vie et qui était passionné par l’idée de modernité et de progrès. Elle vit en exil à Paris. Ex-professeur à l'université de Téhéran, elle a publié dans son pays un recueil de nouvelles et ce roman. Elle continuera par la suite à publier chez d'autres éditeurs des ouvrages écrits en persan. La Maison de Shemiran, (Actes Sud, 2003) et Les Trois Bonnes, (Actes Sud, 2004) sont les plus récents.

Extrait

SOUVENIRS D’UN VIEIL HOMME

J’écoute. Il neige. Il neige sans cesse. J’ai peur de cette nuit blanche et de ce vent, qui pénètre dans ma chambre par d’invisibles fentes. En hiver, autrefois, nous étions tous ensemble — moi, Hashemi, Anvari, Azizi, Ahmadi, Mahdavi et, bien sûr, M. Heydari.

Comme cela a passé vite. Soixante-quinze ans, ou soixante-dix-sept peut-être, ou plus. Je n’en sais rien; j’ai perdu le compte des jours et des années. Un ou deux ans, en plus ou en moins, qu’est-ce que ça peut bien faire ?

Un jour, quelqu’un me prit par le bras pour m’aider à traverser la rue. « Attention, vieil homme, prends garde à ne pas tomber ! » a-t-il dit gentiment.

Etait-ce à moi qu’il parlait ? La vieillesse, quand a-t-elle commencé ? Et moi qui n’en ai même pas pris conscience.

M. Heydari disait souvent : « Quarante ans ! Il se passera des éternités avant que nous ayons quarante ans ! Ne vous inquiétez pas, mes amis, la vieillesse ne viendra jamais, jamais ! »

Quel froid ! Le monde est en train de geler complètement, le monde est en train de mourir avec moi. J’allume la lampe, j’apporte la chaise juste à côté du poêle, et je m’enroule dans la couverture.

J’aimerais que ce soit encore l’été, et que nous soyons encore ensemble. Que s’est-il passé ? Que nous est-il arrivé, à tous ? Est-ce qu’Asgari ne disait pas : « Nous appartenons les uns aux autres. » Que c’était facile d’être ensemble ! Nous ne nous en souciions même pas. A qui la faute ?

M. Heydari disait : « Écoutez, mes amis, le secret de notre réussite est que nous restions ensemble. Donnez-moi tout votre argent pour que je m’en occupe. »

Jalili, notre ami rebelle, disait : « Vous me dégoûtez, tous – ce que vous faites, ce que vous pensez, vos espoirs. »

« C’est une plaisanterie, ai-je pensé c’est un jeu tout ça. Il fait semblant d’être sérieux. »

Mais il disait la vérité. Et comme il la disait facilement !

Quelle horrible nuit, longue, et noire ! Il n’est que sept heures et demie. Si seulement le temps voulait bien s’arrêter une seconde, et nous donner un peu de temps.

Je me suis dit : « Si je brise ma montre, si je ferme tous les rideaux, et la porte, et la fenêtre, alors le temps, le temps exécrable et têtu me foutra la paix. » C’était une pensée futile.

C’est mon coeur lui-même qui comptait les moments, c’est mon cœur lui-même qui, avec chaque battement, approuvait mon avance vers la mort.

J’ai voulu croire que la mort n’était pas la fin. J’ai voulu échapper à l’emprise du néant qui, nuit et jour, veillant derrière ma fenêtre, me regarde. C’était encore plus futile.

Je me dis : « Vieil homme, cette fois-ci, si tu attrapes froid, tu mourras. » Que de précautions, que de pensées idiotes ! « Peut-être la quarantaine ne viendra-t-elle jamais, jamais ! » Je regarde les assiettes sales, posées au pied du mur, les miettes de pain sur le tapis, le rat hébété, assis au milieu de la pièce.

C’est notre tendre Hashemi qui me manque le plus. Il venait tous les jours, le soir, avec ses peintures d’oiseaux multicolores. Il les disposait devant moi, et il disait : « Écoute, écoute : ils chantent, tu entends ? »

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