Excès du roman
Le roman est toujours plus qu'un roman. L'excès est son domaine. L'excès du roman est celui du monde rendu à la dislocation, à son impossible totalité. Roman-monstre, roman-fleuve, roman-monde. L'excès du roman, la forme qui naît de sa folie répondent à l'appel du lecteur. Pour l'amateur de ce genre littéraire hors de ses gonds, le roman sera toujours plus qu'un roman. Essai. 199 p. (1999)
Tiphaine Samoyault, née en 1968, ancienne élève de l'Ecole normale supérieure, est professeur de littérature comparée à l'université de Paris VIII. Elle appartient au comité de rédaction de La Quinzaine littéraire.
Extrait
Introduction La forme de l'excès
L’excès était ce que j’adorais Thomas De Quincey, Les Sociétés secrètes.
Le roman est le monde de l’excès, l’excès est le domaine du roman. Ce lieu si libre, si incontrôlé qu’il fut longtemps méprisé pour son absence de règles, est une forme accueillante, mais elle accueille sans contrôle, son autorité est celle, instable, de sa liberté. Le roman excède la forme. Est-ce à dire que l’excès est sa forme ? Le roman dépasse la mesure, et en cela peut-être est-il l’asocial de la littérature, uniquement calé dans le plaisir éphémère qu’il procure, plaisir improductif dans le discours social, plaisir obligatoirement tu.
Le roman est toujours plus qu’un roman. Je devrais l’énoncer plutôt ainsi, à la manière d’un règlement : un roman est un roman à la condition d’exprimer la volonté d’être plus qu’un roman, jusqu’à en exténuer le lecteur. Surgit alors la difficulté de le nommer : son nom de roman n’est en rien sa caractérisation. Des lecteurs refusent d’ailleurs de se contenter de la simple appellation de « roman » pour certaines œuvres « excessives », leur assignent d’autres noms et les rangent parfois dans des catégories nouvelles. Les formes romanesques naissent dans ce relativisme terminologique et générique. Entre le roman-monde qui cherche à représenter le monde et celui qui constitue un monde propre et parfois autonome, les formes de l’excès s’imposent en se distinguant. Le roman permet ainsi le développement de formes extrêmes sans pour autant remettre en cause l’existence du genre romanesque, mais en exhibant sa liberté et ses ultimes possibilités. Ainsi le roman devient ce qui ne peut plus se nommer et l’innommable se voit soumis à la question : qu’est-ce qu’un roman qui est plus qu’un roman ?
Le roman est la forme « informe » de l’excès, la débauche du langage. La perfection ne peut lui convenir puisqu’il défait toujours quelque chose. C’est pourquoi le roman classique peut apparaître comme un oxymore ou comme un paradoxe : La Princesse de Clèves n’est pas un roman,/ pas plus que ne l’est La Confusion des sentiments, ni L’Etranger. Ces textes, si beaux soient- ils, idéalement logés dans leur forme pure, dévoilent trop nettement les arcatures de leur perfection sous la fine membrane de leur langage pour être des romans. Sans doute le sont-ils néanmoins : je ne chercherai décidément pas à imposer des normes pour dire ce qui est un roman et ce qui ne l’est pas ; le paradoxe serait encore plus grand de vouloir en faire un monde hors des normes. Je veux dire ici mon sentiment du roman, je veux parler d’une forme de folie du roman, celle qui le rend universel et qui ne le fait jamais finir. Lorsque je suspends ma lecture dix ou vingt pages avant la fin de peur de disparaître avec lui, lorsque je relis indéfiniment Du côté de chez Swann ou que je me dis que la seule chose possible à faire maintenant serait de le recopier, je suis saisie par la folie du roman, je deviens son intranquillité même.
Je crois habiter le roman, c’est en fait le roman qui m’habite. Car il est souvent l’exact contraire de ce que l’on croit saisir.
L’excès vient au roman comme au corps. Chercher à le régir par des règles serait une illusion scolastique, à laquelle se sont essayés nombre de théoriciens et de législateurs. Ces derniers parlent plus souvent de « l’art du roman » que de sa forme (Nathalie Sarraute le remarque dans L’Ere du soupçon), mais étrangement, c’est pour dire ses courbes imprécises, ses arabesques imprévisibles, ses feuilles d’acanthe. Le flou de l’art contre la rigueur de la théorie. Les ouvrages sur la théorie du roman, s’ils parviennent encore, au XVIIe siècle, à en constituer un modèle d’intelligibilité abstraite, concluent davantage, trois siècles plus tard, que la théorie du roman se trouve dans les romans eux-mêmes. Le Temps retrouvé et sa double théorie de la mémoire et du livre : « Il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. » La nécessité de l’œuvre s’inscrit dans cet équilibre de la sensation et de sa réflexion dans l’écriture. Le roman ménage en son monde un espace critique qui tout à la fois commémore et prolonge : il rappelle en effet le moment très ancien qui initia l’écriture et redouble son univers en le réfléchissant.
Le poème semble toujours porté par la question de ce qu’il est, question indissociable de la vertu performative de la parole poétique elle-même. Le roman s’interroge moins directement sur ses fondements et son sens. Même lorsqu’il s’accompagne de son effort théorique, il ne peut pas être absolument auto-poétique. Son redoublement, souvent, le défait ou le reconduit à l’hétérogène ; à propos de Paludes, qui semble redire indéfiniment son propre geste, Gide écrit : « J’aime aussi que chaque livre porte en lui, mais cachée, sa propre réfutation [...]. J’aime qu’il porte en lui de quoi se nier, se supprimer lui-même. » Le roman contredit parfois sa matérialité : bloc de pages au sens renfermé, virtuellement dégradable, il devient diffusion - au sens physique du terme, c’est-à-dire séparation -, propagation du sens, désœuvré mais vivant (comparable à l’espace contradictoire du cimetière pour celui qui croit à la résurrection). Mais la contradiction du roman ne l’abolit pas. Forme élastique, ouverte à toutes les intégrations (Hugo Friedrich en fait rien moins qu’un « supergenre », capable d’être tous les genres à la fois et néanmoins rétif au système), il est prêt à accueillir jusqu’à sa négation, à admettre son propre renversement. Là se dit une dimension de son excès, de son inévitable désordre. Ce désordre ne doit pas être compris comme une tentative d’autodestruction, mais plutôt comme la possibilité d’offrir aussi cela, d’être à proprement parler un monde, incluant la perte de repères comme condition de traversée.
L’excès du roman est le sujet de ce livre, et non l’excès dans le roman : il y sera plus question de flacon que d’ivresse, les artifices n’y conduisent pas au paradis, le furor n’y sera présent qu’au titre de la démesure formelle. La réflexion sera ainsi conduite autour des formes : elles ont l’intérêt de proposer un sens à la fois historique, ontologique et esthétique. La forme est irréductible à l’œuvre mais elle profère en même temps un sens du monde et du temps dans lequel elle apparaît. Jean Rousset l’affirme dans « Les réalités formelles de l’œuvre », « il faut reconnaître à la forme une vertu inventive et heuristique ; “trouver en faisant”, écrit Delacroix, ou Balzac ; “penser les brosses à la main” ; “faire” ou “brosser” signifiant ici : créer des formes. La forme n’est pas un squelette ou un schéma, elle n’est pas plus une armature qu’un contenant ; elle est chez l’artiste à la fois son expérience la plus intime et son seul instrument de connaissance et d’action. La forme est son moyen, comme elle est son principe. Pourquoi ne serait-elle pas aussi notre principe, à nous lecteurs et explorateurs du livre ? ». Par rapport au concept de genre, la notion de forme permet de sortir de la poétique pour dessiner une ontologie du roman, pour dire l’étrangeté de son être. Lorsque l’heuristique et l’invention se croisent dans la visée de composer une forme- monde, la forme comme instrument de connaissance se trouve singulièrement plus significative : elle est à la fois son élément ; elle est sa question et elle est en même temps sa réponse. Elle devient bien sûr aussi son inquiétude, celle de l’œuvre tout autant que celle de l’excès de l’œuvre : comment formaliser une forme informe ? Comment formaliser une forme de folie ? Si l’excès n’est ni réductible, ni récupérable, comment l’atteindre dans la forme ? Les œuvres elles-mêmes donnent parfois une forme à l’excès, en imposant par et dans le livre un excès de temps, de monde, de savoir ou encore un excès du langage. Lorsqu’elles ne le font pas, il reste à chercher, au plan de l’esthétique comme de l’ontologie, à donner une forme, même paradoxale, aux romans de l’excès. Le débordement est peut-être alors du côté d’un excès dans la lecture.
« La littérature ne peut vivre — écrivait Calvino peu de temps avant sa mort — que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre. Il faut que poètes et écrivains se lancent dans des entreprises que nul autre ne saurait imaginer, si l’on veut que la littérature continue de remplir une fonction. Depuis que la science se défie des explications générales, comme des solutions autres que sectorielles et spécialisées, la littérature doit relever un grand défi et apprendre à nouer ensemble les divers savoirs, les divers codes, pour élaborer une vision du monde plurielle et complexe2. » C’est un rêve de la littérature qui a quelque chose d’universel et quelque chose d’historique : le roman - mais est-ce encore le rêve des écrivains d’aujourd’hui ? - remplirait une tâche que ne peut plus (ou ne peut pas) s’assigner la philosophie, dire un surplus du monde sur le savoir, relayer une défaite épistémique ; Deleuze et Guattari l’exposent ainsi dans Mille plateaux : « le monde est devenu chaos, mais le livre reste image du monde, chaosmos-radicelle au lieu de cosmos-racine ». Le roman est sans doute le contre- monde où peut s’élaborer cette vision nouvelle, où peut se dire une exigence de totalité dont il faut mesurer le défi à l’aune de la temporalité. Cette mesure est formelle, tant il est vrai que la littérature s’installe dans cette tension : donner une forme à la totalité du monde.
Liminaire
Il faut pouvoir décrire les limites où se dit l’absence de limites. À cette fin, l’itinéraire propose de lire le roman à la fois comme monde et comme anti-monde, chaque qualité qui sert à le caractériser décrivant l’un de ses envers : l’envers de sa nature (le monstre), l’envers de son lit (le fleuve), l’envers de sa vérité (le secret), l’envers de son monde (le monde). Ces qualités du roman de l’excès ne dessinent pas des catégories du roman, elles n’en fournissent que des principes : ainsi un même roman peut réunir l’ensemble des qualités de l’excès et n’être pas régi par un seul principe. Pour les mêmes raisons, les qualités présentées les unes à la suite des autres ne dressent pas une histoire du roman du XX' siècle, mais pensées les unes par rapport aux autres, elles prennent en compte la modernité dans son historicité. La quantité pourrait recouvrir totalement l’excès si on l’entendait comme propriété de la grandeur mesurable ; elle inclurait alors totalement la longueur, définie comme grandeur, quantité de temps et d’espace. Mais il m’a semblé nécessaire de ne pas me caler sur le sens mathématique des concepts, de restreindre ainsi le champ de la quantité au lieu plus trivial de l’abondance de matière, distinguée dès lors de la longueur entendue comme durée. Tant le roman multiplie les moyens de disposer l’excès, et de le dire.
Il fallait dévoiler ensuite l’impudeur du roman de l’excès, son effet sur le spectateur : ainsi chaque chapitre sera suivi d’un arrêt sur un « effet de lecture », l’effet de la qualité donnée sur le lecteur. Broch lecteur d’Ulysse pour la quantité : c’est la stupéfaction de recevoir la totalité du temps. A la recherche du ternes perdu lu par ses contemporains pour la longueur : c est l’incroyance. Un rêve d’Auto-da-fé pour les détours : c’est l’effet dérangeant de la matière. La vie mise en boîte par Perec pour l’expansion : c’est la nausée du puzzle, a fragmentation du monde.
Des textes du XXe siècle constitueront surtout la matière de la réflexion : comme si pour un temps décentré, le roman venait placer la totalité ancienne du système et de la métaphysique dans l’excès - à savoir ce qui ne se mesure pas, qui ne se nomme pas, qui littéralement bouleverse. Or, quand l’analyse par Blanchot de la parole plurielle enregistre la dispersion et l’éclatement du tout dans l’éparpillement fragmentaire, je veux montrer au contraire que dans le même horizon problématique de la modernité, l’excès, sans offrir un modèle rédempteur et surtout pas un absolu formel, peut chercher à rappeler sans relâche ce qui pourrait faire le sens aujourd’hui de l’inclusion du monde dans le texte, le sens de la recherche d’une totalité.
Chapitre 1
Quantité : le roman est un monstre Il faut entreprendre aujourd’hui quelque chose de monumental pour vivre dans la mémoire des hommes. Balzac, Avertissement du Gars.
L'excès ne vient pas de la qualité, il survient dans la quantité : et il me semble que la quantité est une qualité du roman, au sens où elle peut donner l’idée d’une forme de sa démesure. Le réalisme est le lieu, si peu théorisable, où joue la quantité de manière impitoyable. La représentation du monde à laquelle prétend le roman réaliste confine dès lors à l’inépuisable. Le roman du XXe siècle prend diversement la mesure de ce réservoir sans fond, l’emplissant et le désemplissant, cherchant à rendre du visible plutôt que le visible, à renoncer à la représentation tout en la convoquant sur ses bords.
La quantité n’est pas toujours cumulative. Il lui faut la dimension du temps pour réaliser la synthèse kantienne de l’unité et de la pluralité - le lieu même de l’excès lorsque la pluralité déborde l’unité. C’est parce qu’un jour le roman reçut l’histoire que cessa la possibilité de le mesurer et de le régler. On lit ainsi une définition négative de l’excès, définition par la négative, plutôt, qui fait sortir le roman de la poétique, le place toujours dans un ailleurs. Il y a certes un excès cumulatif dans les grands romans du XVIIe siècle d’Honoré d’Urfé, de La Calprenède ou de Mademoiselle de Scudéry, mais l’entassement des faits, des personnages, des détails et des histoires n’y fait pas de l’abondance un véritable excès. Don Quichotte a suffisamment de folie en lui pour convier ce sens. La folie de Don Quichotte, c’est l’excès des livres ; et l’excès de livres transporte la forme qui devient l’excès même (qui devrait même permettre ce fait extraordinaire que « les livres anciens s’obscurcissent à la lumière des livres nouveaux »).
La quantité est mélange ; la folie est mélange. Le roman de Cervantes élargit la vie à la fiction, au-delà du nombre de ses pages : il nous apprend que la forme romanesque est un hybride qu’on ne peut enfermer dans une catégorie unanime et unifiante.
Le croisement de deux sujets dont résulte cet hybride, l’histoire et la fiction, est un phénomène mis sous observation au XVIIIe siècle, qui aboutira à la définition du roman comme genre au XIXe siècle. Nicolas Lenglet Du Fresnoy (De l’usage des romans, où l’on fait voir leur utilité et leurs différents caractères), Charles Pinot Duclos (Lettre à l’auteur de Madame de Luz) précisent leurs liens, les élaborent. Le roman ne prétend pas, comme le récit d’histoire, avoir le monopole du vrai ; il le dit pourtant, parfois sans en avoir l’air : sa vérité est dans le mélange, dans la fusion des contraires ; elle s’exprime dans l’oblique, elle est l’inclinaison du sens. Le réalisme raffine l’hybride, cherchant à supprimer en lui toute trace de sa genèse, sédimentant les deux sujets de son origine. Une bouche d’ombre comble l’hiatus entre le réel et l’imaginaire et s’ouvre à l’englobement. Le roman est un monstre et le fait était inscrit dans son développement formel, malgré les détracteurs de la quantité, qui en font un défaut de morale ou de goût : « L’action principale qui est comme le chef du roman, doit être unique et illustre en comparaison des autres, et [...] les actions subordonnées qui sont comme les membres, doivent se rapporter à ce chef, lui céder en beauté et en dignité, l’orner, le soutenir et l’accompagner avec dépendance ; autrement ce sera un corps à plusieurs têtes, monstrueux et difforme » (Pierre-Daniel Huet, Lettre-traité de l’origine des romans).
Le corps et la loi du corps
L’excès du roman balzacien est organique. Le corps du monde devient celui de la représentation. L’« illumination rétrospective » dont parle Proust dans La Prisonnière relève d’une forme de biologie : Balzac a fusionné les parties, a défait l’illusion métonymique — les parties mises ensemble formeraient un tout — qui était encore au fondement du travail de Walter Scott : « Il mettait [dans le roman] l’esprit des anciens temps, il y réunissait à la fois le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description ; il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée, il y faisait coudoyer la poésie par la familiarité des plus humbles langages. Mais, ayant moins imaginé un système que trouvé sa manière dans le feu du travail ou par la logique de ce travail, il n’avait pas songé à relier ses compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque » (Avant-propos de La Comédie humaine). Pour sa métamorphose en corps organique, la forme doit laisser une place au temps dans sa chair. Elle doit pouvoir se transformer, vieillir. Le temps de La Comédie humaine, chacune de ses parties le disperse mais, ce faisant, le fait apparaître. L’emblème de la peau de chagrin est certes une ultime manifestation de la transcendance, mais il est simultanément détruit par le pacte de Lucien de Rubempré avec Carlos Herrera, à la fin d’Illusions perdues : l’objet magique ne peut plus régler l’issue du texte. Le temps n’a plus besoin de métaphores : la sphère de l’œuvre le retient.
Reconstituer la totalité d’un roman dont de nombreux feuillets ont été perdus devient, dans La Muse du département, un jeu de société. Lucien Dàllenbach en fait très justement le moment d’une thématisation du passage du discontinu au continu, au fondement de la création balzacienne Pourtant le mouvement inverse de l’effort du continu vers le discontinu originel reste peut-être le plus visible. Les membra disjecta de l’œuvre-corps font voir de grands vides, épuisés parce que dépourvus de la substance de la représentation. Que le lecteur puisse vaincre les lacunes en réduisant le tain qui sépare le miroir de son envers semble être une dimension de l’entreprise. Mais le temps malmène les fragments : l’idée de complétude que, lointainement, ils recèlent, se dissout. La forme se voulait organique mais il lui manque sa loi. Le roman-monstre est un roman sans juridiction, hors la loi, comme toujours l’excès.
Le discours du roman produit par La Comédie humaine construit une tératologie qui se trouve devenir un mythe fondateur du roman. La quantité est au texte de Balzac ce que la folie est à Don Quichotte : deux mythes du roman, ses actes de naissance successifs. L’excès quantitatif est d’autant plus déroutant qu’il produit, au-delà de la démesure qu’il rend visible, une absurdité apparente : il soumet l’œuvre au paradoxe d’englober à ce point le temps en lui donnant sens que celle-ci semble intégrer aussi le temps du lecteur, pourtant sujet à de plus grandes variations ; dès lors ce dernier, croyant trouver sa place dans une œuvre ouverte, se trouve parfois exclu d’un univers fictionnel censé représenter l’univers tout entier : il est alors le grain de sable manquant.
La quantité pose un problème temporel car son caractère cumulatif est toujours en même temps un procès successif qui semble en contradiction avec le développement simultané de l’organique. Certains textes du XXe siècle passent outre à cette difficulté en l’exhibant dans la liste ou l’énumération (Queneau, Perec). Mais la pulsion encyclopédique, animation de l’organisme scripturaire au XIXe siècle, veut raisonner la quantité. Le retour des personnages, processus « inventé » par Balzac treize ans après la formation de ses univers fictionnels en marche vers l’unité, constitue l’une de ces raisons. Une autre est imposée par Zola envisageant pour Les Rougon-Macquart une temporalité dans laquelle la vie sans cesse « continue et recommence » : « [Les familles] plongent au-delà de l’ancêtre commun, à travers les couches insondables des races qui ont vécu, jusqu’au premier être ; et elles pousseront sans fin, elles étaleront, se ramifieront à l’infini, au fond des âges futurs » {Le Docteur Pascal). En renvoyant ainsi à un temps rituel, comme le fait Proust un peu plus tard (« l’horizon recule, et le monde, qui semblait fini, recommence », Le Temps retrouve), Zola transforme une loi de la fiction en loi formelle. Il fait sienne une ambition totalisante synthétique et globalisante, et cela d’une manière plus théorique que Balzac. Tandis que le désir de totalisation balzacien construit une création organique, censée absorber ce qui ne se trouve pas dans l’œuvre de manière « naturelle », chez Zola il est régi par un principe, l’éternel retour, et par une loi, l’hérédité. D’où la préméditation du plan et du projet des Rougon-Macquart, arrêtés d’un coup ; le texte est d’emblée conçu et présenté comme un discours sur le monde, avant même l’écriture du premier roman, alors que, chez Balzac, il a jailli de l’œuvre elle-même. Le principe, temporel, de l’éternel retour, se présente comme l’argument de la forme cyclique — forme finie et recommenceuse, dont chaque partie est elle-même un tout qui reflète le tout. La loi de l’hérédité semble davantage s’adresser au contenu. Elle fait de la famille le lieu du passage du temps, répétitif, donc circulaire - procès des générations (même si, dans Les Rougon-Macquart, les liens de famille et la succession des générations ne servent que de fil lâche à la composition générale) - et linéaire - procès de dégénérescence. La loi de l’hérédité engendre des monstres, et c’est en cela qu’elle influe sur la forme : la désintégration familiale reflète une nouvelle atomisation sociale. La folie d’Adélaïde Fouque instaure un matriarcat de la déchéance produisant ses bêtes (Jacques Lantier dans La Bête humaine) et imposant sa propre clôture (Le Docteur Pascal). Le roman-monstre est cela aussi, la quantité que ne régit aucun ferment totalisant, la quantité atomisée, même si Les Rougon-Macquart visent, par leur forme même, à contredire en même temps qu’à montrer une fragmentation historique. Tous les récits ultérieurs qui adoptent ce modèle familial comme principe d’extension de l’œuvre, poursuivant le récit sur plusieurs générations —Les Buddenbrook de Thomas Mann ou La Saga des Forsyte de Galsworthy — suivent le fil de la décadence sociale et/ou morale d’une famille. Pente descendante où la forme cyclique semble indéfiniment s’enrouler.
La réception du roman fait de la quantité une détermination de l’œuvre, à la fois subjective et objective. La quantité subjective renvoie à la dialectique du représenté et du représentable dans l’œuvre. J’appelle quantité objective la mesure de l’œuvre, ses dimensions concrètes et comptables. La démesure du roman balzacien tient d’abord au nombre de ses volumes, à celui de ses pages. Son hyberbole formelle ; l’anti-litote. Son hyperbole matérielle : la difficulté qu’il y aurait à l’emporter sur une île déserte, à se le réserver, à le tenir dans les mains.
Ainsi le roman peut devenir plus grand que soi et ne pas attendre le lecteur. Il l’excède, littéralement.