Un coupable idéal : Knobelpiess
Roger Knobelspiess est coupable de s'être battu contre les quinze ans de prison qui l'ont frappé pour un vol de 800 francs qu'il a toujours nié, il est coupable d'avoir dénoncé la barbarie des Quartiers de haute sécurité et l'horreur ordinaire des prisons. Il est coupable d'avoir contraint la justice à une autocritique sans précédent lors de son procès en novembre 1981. Préface Roger Knobelspiess et entretien avec l'auteur. 248 p. (1985)
Extrait
Préface
La diminution d’une vie. Les lieux de mon passé... J’avais seize ans et demi, le corps en mouvement, la jeunesse naïve. Pour un vol de magnétophone tout a commencé. La prison ouvrait sa nuit. C’était en 1964, l’année des Beatles, « Quatre garçons dans le vent. »
En 1985, vingt-et-un ans plus tard, je suis toujours emprisonné. Mon corps s’est alourdi, mes gestes sont lents, mes joues ont gonflé, mon crâne est lisse. Je suis ravagé de temps passé en prison. J’ai vieilli sans vivre. Un châtiment « humain ». Tout est là.
Ma mémoire est pleine de chocs, des souvenirs de geôle pareille à un ascenseur qui descend sans jamais s’arrêter. La castration par le vide. A chaque arrêt de l’ascenseur : Fresnes, Poissy, Clairvaux, Lisieux, Château-Thierry, etc. Tenez, Clairvaux, une image sans oubli. Aux environs de l’année 1975, je crois, j’étais au mitard pour avoir refusé le travail pénal. J’avais écopé vingt jours de punition, dite « de cellule », au quartier disciplinaire que les prisonniers avaient rebaptisé : « la villa Suchet ». Dans ce sépulcre froid, bagne dans le bagne, interdiction absolue de parler. Juste le droit de tourner en rond silencieusement dans un trou de huit mètres carrés; ni lecture, ni tabac, ni lumière. Un vêtement lépreux — le droguet pénal — et la gamelle deux fois par jour. J'appelais pour savoir si la cellule d'à côté était occupée, quand, subitement, la porte de ma cellule s'ouvrit en grand d'un coup sec comme une gifle, livrant passage à un commando de surveillants. Trois d'entre eux étaient armés d'une sorte de lance à bestiaux, dont le fer fourchu était constitué par un tube métallique en demi-cercle, avec laquelle ils me plaquèrent violemment contre le mur du fond. J'étais totalement immobilisé par cet outil cornu qu'ils maintenaient avec force, tandis que d'autres surveillants se précipitèrent sur moi dans le même mouvement, et me matraquèrent sans que je puisse me protéger ni me défendre. Leurs propos sonnent encore en moi comme un gong : « Ici, on ne parle pas, tu laisses tes couilles au vestiaire. On va t'apprendre le règlement ! »... Le froid du ciment me réveilla quelques heures plus tard. J'avais la tête gonflée, mon corps pénible, abîmé.
Et l'ascenseur continue de descendre. Chaque prison, chaque cellule, me marquent d'un souvenir. Vingt ans de cet enfer. La justice des hommes ? L'étroitesse et l'ignorance judiciaire ? La barbarie ?... Je vous interroge.
J'ai l'armature d'un vivant; inapte à haïr, inapte à aimer, le mélange fauve du réel et de l'irréel. Une moitié d'homme sur les épaules d'un adolescent de seize ans et demi, une moitié de cerveau. Une déformation biologique : l'homme tranché, coupé par le temps. Le bourreau en hermine à l’ignorance ferme, sa cruauté l'endort; il est courtois, sans haine ostensible... O magistrats !
Je voulais une préface, j'écris une agonie.
Vingt ans d'enfermement !
Je parle d'un corps douloureux, amputé il y a vingt ans...
Mes livres nés d'une rature témoignent de l'ombre d'une vie.
Couleur broyée quelque part entre vos murs Le sang s'est figé en écriture.
Ai-je à force de mots-douleurs gagné une légitimité ? Légitimité à ce que les matons prononcent bien mon nom ?
Légitimité d'une parole qui hurle, publiée !
Là-bas derrière la prison germent d'invisibles supplices Ces milliers de voix qui balbutient, s'étranglent dans vos cellules...
Vous m'avez voulu symbole Me voilà sanglant
Moribond encore debout face à la nuit.
La prison est un cimetière
Empli de solitude, d’étoiles calcinées...
Dehors, aveuglés, assommés par des cascades d'images Vous ne pouvez pas voir, à peine ressentir.
A chaque aube des milliers de « Knob »
Écrivent assez d’amour pour refaire le jour.
O magistrats, vertus et têtes saintes.
L'aptitude morale où vous siégez Engendre la césure du cri O juges !
L’humanité jaunit, les yeux excavés.
Le gibet propre, l'ablation de la vie Sous les flash-néons de l'humanisme,
La solitude du « frères humains » reste entière. Résonne la nuit métallique, les clefs qui claquent !
De Montfaucon aux pourrissoirs de Fleury-Mérogis
Le mensonge et la poussière bercent les rêveurs !
Rien de changé sous ces deux hostiles,
La mort charognarde est plus lente, plus longue;
Ô justice de Louis XI sous l'auréole de Badinter...
Ce livre est une contre-enquête. Il est, entre autres, ce que devrait être une instruction si elle se faisait à double degré. Charge et décharge. En l'état, l'actuel dossier résulte d'un saucissonnage, une procédure complaisante au trucage policier, sur lequel des magistrats « honnêtes » auront à cœur de juger.
Qu'on juge donc...