La Beauté (La Beltà)
La Beltà est le recueil central du poète vénitien, le point d'aboutissement de ses recherches verbales. Andrea Zanzotto met à contribution Virgile, Hölderlin, mais aussi des onomatopées et le babil des enfants (appelés Pétel en vénitien). Ses vers sont empreints d'une grande fraîcheur et d'une exquise délicatesse, noués autour de la beauté féminine et artistique. Il parvient à rajeunir et revigorer le discours poétique d'une façon aussi douce que surprenante. Edition bilingue, traduction par Philippe Di Meo. 190 p. (2000)
Extrait
LA PERFEZIONE DELLA NEVE
Quante perfezioni, quante
quante totalità. Pungendo aggiunge.
Epoi astrazioni astrificazioni formulazione d'astri
assideramento, attraverso sidéra e coelos assideramenti assimilazioni —
nel perfezionato procederei
piü in là del grande abbaglio, delpieno e del vuoto,
ricercherei procedimenti
risaltando, evitando
dubbiose tenebrose; saprei direi.
Ma come ci sojfolce, quanta e l’ubertà nivale
come vale : a valle del mattino a valle
a monte della luce plurifonte.
Mi sono messo di mezzo a questo movimento-mancamento radiale
ahi il primo brivido del salire, del capire,
partono in ordine, sfidano : ecco tutto.
E la tua consolazione insolazione e la mia, Jrutto
di quest'inverno, alienate, alleate,
sui vertici vitrei del sempre, sui margini nevati
del mai-mai-non-lasciai-andare,
e la Stella cbe brucia nel suo riccio
e la castagna tratta dal ghiaccio
e — tutto — e tutto-eros, tutto-lib. Libertà nel laccio
nell’abbraccio mi sta : ci sta,
ci sta all’invito, sta nel programma, nella faccenda.
Un sorriso, vero? E la vi(ta) (id-vid)
quella di cui non si pub nulla, non ipotizzare,
sulla soglia si fa (accarezzare ?).
Evoè lungo i ghiacci e le colture dei colori
LA PERFECTION DE LA NEIGE
Que de perfections, que,
que de totalités. En piquant, elle ajoute.
Et puis, abstractions, astrifications, formulation d’astres,
sidération, à travers sidéra et coelos,
sidérations, assimilations —
dans le perfectionné je procéderais,
au-delà du grand éblouissement, du plein et du vide,
ressautant, évitant
de douteuses ténébreuses,
je chercherais des procédés ; je saurais, je dirais.
Mais comme elle nous porte, quelle est grande l’abondance nivéale,
comment vaut-elle : en aval du matin, en aval, en amont de la lumière plurisource.
Je me suis mis de travers dans ce mouvement-
manquement radial, aah, le premier frisson du monter, du comprendre,
ils partent en ordre, défient : voilà tout.
Et ta consolation insolation et la mienne, fruit
de cet hiver, entraînées, alliées,
sur les vitreux sommets du toujours, sur les marges neigeuses
du jamais-jamais-je-ne-lâchai,
et l’étoile qui brûle dans sa bogue,
et la châtaigne tirée de la glace,
et — tout — et tout-éros, tout-lib., liberté dans le lacet,
dans l’étreinte me va : elle va,
elle tient à l’invitation, tient dans le programme, à l’affaire. Un sourire, ’s’pas? Et la vi(e) (id-vid),
celle dont on ne peut rien, ni rien supposer, sur le seuil se laisse (caresser ?).
Evohé tout au long des glaciers, des cultures des couleurs
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LA POÉSIE D’ANDREA ZANZOTTO
Face à la poésie moderne, si abondante mais également si rare, le critique ne peut qu’être frappé de mutisme. Il se trouve non dans la situation du juge étranger à la chose, mais dans celle du complice (et quelqu’un suggère « de l’usager »). Pire : on en est arrivé à supposer que le véritable auteur de l’œuvre en examen, celui qui lui attribue une signification et décrète quelle est sa place « dans le monde », dans le monde hypothétique de la poésie, est le critique lui-même. En pareille posture, le lecteur de poésie qui se sentirait incapable de se dédoubler et entendrait néanmoins offrir un témoignage qui fut autre chose qu’une fin de non-recevoir ne peut que recourir à la métaphore. Quand j’apprends (d’Ossip Mandelstam) que le poète Khlebnikov « creuse dans le langage telle une taupe », je déplore de ne pas savoir le russe mais concède à l’interprète un crédit illimité. Que l’on m’autorise à rapporter un fait me concernant, lorsque Mandiargues dit que dans mes vers l’image était comme un « nœud dans le bois », je me compris moi- même davantage, plus que ne m’avaient illuminé des critiques plus prolixes et même plus compétents.
Trouver une image, une seule, capable de définir de façon foudroyante la poésie de Andrea Zanzotto (La Beltà, Mondadori) serait pour moi un véritable terno al lotto. Ce n’est pas que les formules seyantes manquent dans son livre. Lorsqu’il écrit : « Mieux chercher le plan de clivage pour travailler en diamant» l’offre est flatteuse, pourtant la matière sur laquelle Zanzotto travaille n’est pas le moins du monde dure, adamantine, quand bien même pourvue de multiples facettes. Mieux, il semblerait qu’il fasse étalage d’un voile ininterrompu d’images-symbole. L’ennui c’est qu’il ne s’agit d’aucune façon d’un voile mais d’un fluide, d’une eau qui jaillit des arrière-plans de la conscience et de la nature elle-même, mais presque jamais (si le symbole est chose visible) en prise directe. Zanzotto ne décrit pas, il circonscrit, enveloppe, prend puis laisse. Ce n’est pas qu’il se cherche lui-même, ni même qu’il tente d’échapper à sa réalité : c’est plutôt que sa mobilité est tout à la fois physique et métaphysique, et que l’inscription du poète dans le monde demeure hautement problématique et n’est pas même désirée. Que veut donc le névrotique Zanzotto ? Le moins pire, le pis-aller, l’expression : non l’expression qui fixe et congèle, mais l’élusive expression de l’inexprimable.
Son manque de confiance dans le mot est si grand qu’il se résout en un heureux mélange lexical. Tout lui est utile : les mots rares et les mots désuets ou d’usage courant; la marqueterie de la citation érudite et le perpétuel bouillonnement du chaudron des sorcières. À l’arrière-plan, on peut trouver aussi bien le fait du jour que la subtile allusion mythologique. C’est une poésie très cultivée que la sienne, un véritable plongeon dans cette pré-expression qui précède le mot articulé et qui se contente ensuite de synonymes en kyrielle, de mots se regroupant uniquement par affinités phoniques, de balbutiements, interjections et surtout itérations. Il s’agit d’un poète percussif mais non bruyant : son métronome est peut-être le battement de cœur.
La métrique ne lui crée pas de grands problèmes bien que le savoir ne lui fasse pas défaut. Il adopte le vers libre mais ne dédaigne pas de se laisser aller au vers traditionnel; il accepte également la rime (plus rarement la rime rare) mais préfère l’assonance, la dissonance, l’allitération. Les sources culturelles du poète sont peut-être innombrables mais bien assimilées. Son « ininterrompu » fait songer à Eluard et à quelque dette à l’endroit du surréalisme ; le dieu présent, dûment cité est Hölderlin, non celui des longues pièces mais celui des poèmes de la folie, signés Scardanelli. Chercher les sources de Zanzotto reviendrait toutefois à chercher une aiguille dans une meule de foin. Si grande est la violence à laquelle son besoin de « verbaliser la vie » l’astreint.
Il serait désormais bon d’illuminer ou de plonger le lecteur dans les ténèbres au moyen de quelque citation ; entreprise impossible parce que sa liqueur (son purin ?) refuse toute analyse chimique. Néanmoins, essayons, sans garantir le résultat.
Monde, sois, et sois bon;
existe bonnement,
fais que, cherche à, tends à, dis-moi tout,
et voici que je renversais, éludais
et toute inclusion n’était pas moins
efficace que toute exclusion;
allez mon bon, existe,
ne te recroqueville pas en toi-même, en moi-même.
Je pensais que le monde ainsi conçu,
dans ce super-choir, super-mourir,
le monde ainsi adultéré,
fût seulement un moi mal décoconné,
que j’étais indigeste, mal imaginant.
mal imaginé, mal payé
et non pas toi, mon beau, pas toi « saint » et « sanctifié »
un peu plus loin, de côté, de côté
Fais en sorte d'(ex-de-ob etc.) — sistere
et au-delà de toutes les prépositions connues et inconnues,
aie quelque chance,
fais bonnement un peu;
que joue b mécanisme.
Allez, mon beau, allez.
Allez, münchhausen.
J’ignore la façon dont le linotypiste qui aura ce poème à composer s’en tirera. Il s’agit de l’une de ces marchandises qui se vendent emballées avec la mention « fragile ». Il n’est, par ailleurs, pas exclu qu’une méprise, une coquille, une lecture erronée puisse enrichir de nouvelles significations une poésie d’inventaire qui suggestionne puissamment et agit comme une drogue sur l’intellect jugeant du lecteur.
Chez Andrea Zanzotto s’exprime la tragique dissension entre ce que les chrétiens appellent l’âme et ce que les savants appellent la psyché. Il s’agit d’une dissension que l’on retrouve chez tous les poètes depuis que la poésie a été envisagée comme catharsis libératrice plutôt que comme art du « beau » ; c’est-à-dire dès le début du romantisme. Mais chez lui, la dissension se nourrit d’elle-même et ne demande qu’à s’apaiser dans la formule de Wittgenstein selon laquelle la vie est ce qu’elle est et ce que l’on n’y peut rien changer. Zanzotto vit douloureusement son rien-tout, vie-mort, illusion-vérité, destruction-résurrection. Ce n’est pas non plus un « homme en peine », il s’agit d’un homme simple qui souffre avec une orgueilleuse humilité. Qu’il s’agisse d’un passionné (ou d’un ex-patient) de la psychanalyse, il est trop facile de le supposer. Vis-à-vis de cette science, et de ses diverses et quelque peu suspectes ramifications, il est parfaitement à la page. Mais ce qui l’intéresse le plus, ce n’est pas le côté psychique et biographique de son expérience vécue.
Andrea Zanzotto n’en est pas à son premier livre. Dans ce qu’il est convenu de définir comme la génération intermédiaire (j’ignore où elle commence et où elle prend fin) il occupait déjà une place de choix. Avec son nouveau recueil (ou rapport) il sort indubitablement grandi. Il aura pourtant des imitateurs parce qu’il peut apparaître facile et «moderne» d’embrocher mots, tournures et interjections, agiter « avant de s’en servir» et puis tout jeter sur la feuille. Mais l’on peut se prendre à espérer que des critiques et des hommes capables de distinguer les copies de ce très authentique « original » continueront à exister.
EUGENIO MONTALE