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Barrot, Philippe

Victoria & Cie

Victoria & Cie met en scène un poète cherchant l'inspiration. Accompagné de ses "muses", Cassius accumule des expériences qu'il croyait être des stimulations pour écrire. Par tous les moyens, il tente de renouveler son inspiration. 139 p. (2000)

Extrait

Cliché 1

Durant l’été de ses dix-huit ans, après la parution d’un recueil de poèmes, Ressac, satellite lointain sous influence de la galaxie René Char, Cassius travailla à temps flexible chez son éditeur, Simon Ernst, rue de l’Arbalète. En fait il se consacra à une tâche mécanique, enfournant dans une plieuse des monceaux de feuilles imprimées.

Tandis que les roues dentées claquant sèchement le papier submergeaient l’arrière-boutique d’une avidité boulimique de machine, Ernst avait laissé la Linotype ; en blouse grise, mains dans les poches, l’air préoccupé, il fouillait des yeux la paperasserie accumulée à l’angle d’un bureau. Ernst ressemblait à un vieil haltérophile, massif et trapu, revenu de tout, des cheveux blancs hérissés à l’arrière du crâne, une raideur fatiguée dans ses gestes.

Une fois les confidences d’un poète désinvolte pliées et rangées en pile, Cassius coupait le bruit envahissant de la machine, attendant un nouveau livre dégorgé par une presse automatique. Ernst levait les sourcils et se contentait d’un “...alors ”. Alors pas grand-chose. Après l’arrêt de la plieuse, les oreilles de Cassius bourdonnaient d’un bruit absent. “Tu vois on n’a pas évolué… quel poème égale les Upanishad ou le Cantique des cantiques ?” L’entrée d’un garçon de café interrompit Ernst. A trois heures de l’après-midi, presque chaque jour, le garçon apportait un plateau gris avec deux express.

“Bon”, dit Ernst. Et la plieuse, à nouveau, imposait ses claquements. Multitude de poètes à replier, en deux, en quatre, en huit. Quantités de phrases pleines de rêves à précipiter dans les couvertures qu’Ernst collait à la main. Futures colonnes de poètes, près d’un comptoir, espérant des lecteurs… une denrée rare.

Au bout d’une semaine, quand Cassius revint vers midi dans la boutique avec un sandwich, Ernst décida de lui apprendre la lutte gréco-romaine. Au milieu des étagères donnant rue de l’Arbalète, Ernst fit une clé de bras à Cassius. “Alors dégage-toi… qu’est-ce que tu fais ? Vas-y…” Cassius tenait la position avec difficulté, un manque d’habitude. Le tête-à-tête serré, position des lutteurs de gréco-romaine, s’achevait par la projection de Cassius sur le carrelage ; puis ils revenaient à la position de départ. Pugnace, Ernst bloqua une épaule et déséquilibra Cassius.

Un auteur inquiet de ses épreuves trouva par terre l’éditeur et son apprenti les bras entremêlés, des piles de livres bousculées au passage. Cette arrivée impromptue mettait un terme à une immobilisation. Intermède entre deux périodes de combat, l’importun parti, la lutte reprenait ses droits avec explication sur le dégagement au sol. Cassius manquait d’entraînement, au bout d’un mois de ce régime il considéra la fabrication d’un livre comme un art périlleux. Après chaque exercice Ernst lui rappelait qu’un poète doit être physique avant d’être métaphysique.

Cliché 9

Du côté métaphysique, Cassius avait emprunté l’impasse Lhomond où un cercle théosophique offrait un bouquet de conférences sur Pholistique, l’être-étoile, le sourcement du macrocosme, la gnose du matricialisme. De quoi remuer des perspectives. Le premier entretien réajustait notre ego à une échelle microscopique, la remise à sa place de l’homme était de bon augure.

Habillé de jodhpurs et d’une chemise blanche ras du cou, Laslos Ponanda parlait doucement, inspiré, la voix en résonance avec un au-delà des mots. L’incapacité à investir le ici et maintenant expliquait l’angoisse de l’humanité, dit-il. Soit. Une révolution intérieure volatilisait les peurs vampirisant notre énergie. Bien. Notre moi était une illusion, et notre plus grand ennemi. Admettons. Après deux heures de ces considérations bouddhistes, un auditeur interpella Laslos à propos de l’échelle cosmique injectée dans le microcosme : Je n’ai pas bien compris ce que vous vouliez dire.

Effet de la contrariété ou d’un embarras intellectuel, Ponanda fixa l’auditeur :

— Tu es le dernier des crétins, une vache regardant un train en sait plus que toi, continua un Ponanda hors de lui, ayant perdu un calme issu de plusieurs générations adonnées aux méditations sur le sens du karma.

Un éclair de lucidité traversa Cassius. La colère de Ponanda lui économisa dix ans d’ashram en Uttar Pradesh, des stages sur le mandala intérieur et extérieur où s’enseignent les gnoses célestes. Une colère rentable. C’était la voie secrète du sens, le détour inattendu de la sagesse. La philosophie éternelle use de voies insaisissables au profane.

Vers la sortie, des jeunes femmes habillées en blanc avaient disposé sur un tréteau brochures, propositions de stages et livres.

Cassius feuilleta le traité de William Wkygnietchski, sur les phonogrammes, résultat d’un appareil transformant une sonorité en représentation graphique. Ce transfert du son à l’image fut tenté avec un alphabet sacré, les lettres hébraïques. À travers un brouillard grisé des formes apparaissaient en pleine page. Les prononciations de l’Aleph et du Beith produisaient le dessin de leurs lettres. Il y avait là un mystère émouvant l’imagination. Aleph ou Beith, leur calligraphie même, se retrouvaient dans leur représentation sonore. Des notes en bas de page soulignaient leur parenté, quoique pour les vingt lettres suivantes la parenté fût plus incertaine. Sujet à de brusques exaltations, Cassius reconnut des ressemblances, et il crut à l’existence d’une langue absolue - enfin -, unité fusionnelle entre le sens et la forme l’exprimant… et les recueils de Cassius en portaient les traces.

 

 

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Victoria & Cie met en scène un poète cherchant l'inspiration. Accompagné de ses « muses », Cassius accumule des expériences qu'il croyait être des stimulations pour écrire. En fait, il traverse une suite de métamorphoses : d'imprimeur en faillite il devient éponge ou morceau de métal. Puis on le découvre correcteur ensommeillé dans une société de photocomposition établissant un catalogue de la typographie. Par tous les moyens, il tente de renouveler son inspiration... dans une boîte de nuit londonienne ou au fond d'une cave au?dessus d'un creuset d'alchimiste.

Victoria & Cie est un portrait en forme d'exposition photographique, succession de clichés où l'humour chaque fois mine le sérieux de l'écrivain attaché à ses mots et ses maux.

Après un roman publié en 1992 chez le même éditeur, High Light, tentative absurde d'analyse d'un paquet de cigarettes, Philippe Barrot raconte ici un apprentissage de la poésie.