L'homme qui volait au-dessus des arbres
Une satire de l'intellectuel assoiffé de savoir, affamé de femmes, collectionneur de poissons et d'oiseaux. Un portrait plein d'humour du crétin voyageur, boulimique d'expériences exotiques, passant toujours très vite, de la Crète à la Birmanie, de la Corée à la Patagonie. L'ornithologue volage et dendrophile finit par mourir emprisonné dans les bras et le creux d'un arbre étrangleur. Au moment de mourir, défile devant ses yeux un catalogue des créatures (du beau sexe) et des arbres qu'il connut intimement. Le coureur increvable s'imagine comparaissant devant le tribunal suprême des Enfers, chargé de lui donner une nouvelle âme. Il ne deviendra pas Bouddha, mais sera dégradé, se réincarnera dans le corps d'un besogneux bousier, symbole de Sisyphe ou du dieu égyptien Râ... 235 p. (2003)
Maurice Coyaud (1934 -2015) est un linguiste français, spécialiste des langues et des cultures de l'Asie de l'Est. Il est spécialiste du russe, du mandarin, du mongol, du birman, du tagalog, du coréen et du japonais. Maurice Coyaud a publié 73 ouvrages et pas moins de 119 publications. Il a été directeur de recherche au CNRS depuis 1973, et membre du laboratoire LACITO de 1976 jusqu'à sa retraite en 1999. Il a publié de nombreux essais, romans, anthologies, traductions. Il a été chargé d'inspection générale du chinois de 1979 à 1998.
Il a notamment enseigné quatre ans à l'école Polytechnique où il a créé l'enseignement de japonais, à l'INALCO (professeur de chinois en 1979-1980) aux universités Paris-III, Paris-V, Paris-VII, Paris-X (professeur de linguistique) et à l'EHESS.
Extrait
Avant-propos
Un ornithologue volage et dendrophile finit par mourir emprisonné dans les bras et le creux d’un arbre étrangleur. Entretemps, grâce à d’ultimes lueurs de lucidité, il a pu se pencher sur son passé, y jeter des regards cursifs, en exhiber quelques dérisoires lambeaux dépenaillés.
Je vais avoir soixante-neuf ans; je lis la Vie d’Henri Brulard : “Je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître.. Qu’ai-je été ? que suis-je ? en vérité, je serais bien embarrassé de le dire. Je passe pour un homme de beaucoup d’esprit et fort insensible, roué même, et je crois que j’ai été constamment occupé par des amours malheureuses.” Peut-être qu’il y faudrait un catalogue (on y veillera dans la seconde partie de ce répertoire).. Mais si Henri Beyle a connu ces plaisirs et chagrins d’amour que j’ai connus, cela me réconforte. Ce sont de ces rencontres qui m’amusent même, comme de trouver la chanson de Maurice Chevalier Valentine (Elle avait de si petits tétons, que je tâtais à tâtons) en intermède dans le Trouvère, acte 2, chants de Ferrando avec chœurs , ou bien “C’est nous les gars de la marine”, dans le Concerto en fa pour clarinette de K-M. von Weber.
Le coati cherche des larves
Son nez mobile se retrousse.
Il explore un nid d’ara
Trouve six œufs. Quel régal !
Petit lièvre parle beaucoup ici de son maître Jean (Dom, comme chez les dominicains). Tandis qu’il sert Jean, en attendant l’arrivée du Convive de pierre, il fredonne un rappel ironique des taquineries de Figaro persiflant Chérubin, que le comte Almaviva veut envoyer faire son service militaire :
Tu n’iras plus, gros papillon amoureux,
des belles troublant le repos,
Non più andrai, farfallone amoroso
Delle belle turbando il riposo
J’aime bien cette auto-citation des Noces de Figaro par Pas-de-loup Amédée. De même, YAgnus dei de la Messe du couronnement, qui cite un épisode très profane d’un autre opéra mozartien.
La première partie de l’ouvrage donnera une idée de la diversité des intérêts de l’être pourtraicturé, tantôt théologien, tantôt amateur d’arbres ou de zoziaux ou de fruits. Leporello ne se privera pas de persifler devant les galipettes et batifoles de son maître Jean, qui va, telle une force, où le diable le pousse. Cet être volage fréquente de préférence les volatiles, d’où la nuance ornithologique un peu marquée de la seconde partie de ce recueil. La troisième partie contient quelques notations pédantesques sur l’éducation, nous ramenant ainsi dans des zones plus graves de la vie du héros. Précisons que “dans ce livre, il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, il n’y a pas un seul personnage à clefs, tout a été inventé par moi pour les besoins de ma démonstration.” Diversité, image d’un homme décousu, fatras. Je l’assume. “Là où un Rousseau disait “J’ai des âmes hebdomadaires”, Zeno aurait pu dire : je me fais des âmes hebdomadaires voire quotidiennes, afin d’échapper au carcan d’un personnage circonscrit et stabilisé. Dans Uno, Nessuno e Centomila, paru à quelques mois de La coscienza di Zeno, Pirandello pose le problème de façon inverse, comme une recherche de l’identité d’un personnage qui se sent fractionné en autant d’images différentes qu’il a d’interlocuteurs, alors que Zeno au contraire essaie d’échapper à cette identité qu’il refuse d’assumer”. Dans un fragment intitulé “Le persifleur”, Jean- Jacques écrit : “Rien n’est si dissemblable à moi que moi- même” ce qui me parait curieux, car sa personnalité me parait assez homogène. N’empêche! il s’est vu dissemblable à soi. Eh bien, moi, je peux bien paraître le même à autrui; pourtant, je ne me reconnais pas. Je disparais, je suis toujours en deuil de moi-même. Les miroirs de ma demeure sont tous voilés d’un crêpe noir. Je ne peux pas me voir dans une glace (ni en peinture), tant je me fais peur, honte. L’âge m’a défiguré. Je suis méconnaissable.
A Mafima, qui me demandait, en 1965, à Pékin, ce que j’étais, je répondis que j’étais pianiste. Sans doute, mais ce n’était pas du tout mon métier. Une manière de répondre à côté. “Nuage en pantalon”, selon le titre d’un poème de Maïakovski, contemporain de l’insaisissable “homme de fumée” du futuriste Palazzeschi : uomo di fumo; sembrava una nuvola “il semblait une nuée” :
— Di che cosa siete, signore ?
— Io sono molto...tanto...tanto leggero.
— Di quale materia è formato il vostro corpo ?
— Fumo.
Il ne semble pas nécessaire de traduire, tant l’italien est ici proche du français.
I am not what I am.
La dispersion serait ma raison. Je suis distrait. Je pourrais être ce Ménalque, qui, entrant dans une église plongée dans l’obscurité, emporté par un violent accès de ferveur religieuse, se jette à genoux sur les jarrets d’un homme agenouillé, absorbé dans la prière, sans voir que le prie-dieu était occupé.
Plages d’hyperactivité, et de morose lassitude.
Si je plonge dans l’évocation d’une lointaine enfance, toujours présente, je trouve ceci : envie de fuir, attirance-répulsion pour les embrassades étouffantes de maman, qu’elle ne pouvait s’empêcher de renouveler, même alors que j’étais devenu un vieux. Ces accès de tendresse, je ne pouvais m’empêcher moi non plus de les retrouver dans mes rapports avec les femmes (jamais des jeunes filles). Ils se concluaient vite par une fringale d’air pur, un très fort désir de fuite.
La troisième partie, Education, est consciemment et consciencieusement conventionnelle. Ce peut être néanmoins un témoignage de mœurs éducatives d’un autre âge, non sans profit, je le suppose pour ceux qui ne font plus comme jadis leurs humanités, ni leur rhétorique. La quatrième partie, Course au Graal, en est le prolongement. C’est le héros qui se cherche. Dès ses débuts, l’érudit fut invité à danser sur les vagues du littératron, bulle, parcelle d’écume entraînée dans le grand bluff des ordinateurs appliqués aux textes scientifiques. La cinquième partie, Expiation, renvoie à ce que nous voyons à l’époque où les empires coloniaux ont disparu, et où le reflux a commencé à produire les effets unificateurs et destructeurs de “diversité”. Les Léviathans impériaux finissent par être dévorés, assimilés par les peuples qu’ils ingéraient et n’ont pu digérer. Une sixième et finale partie nous emmène au-dessus des arbres, sur la canopée de Guyane et de Colombie...
Ce livre n’est pas un roman policier. Ici, pas de mystère. Je révélerai dès à présent le mot de la fin : le héros va cesser de planer au-dessus des arbres. Il cherra. Le voilà qui choit, et qui meurt dans les bras d’un Ficus étrangleur. (On ne sait pas s’il s’agit d’une Moracée ou d’une Clusiacée, mais il mourra lentement entre ses bras.) Et l’âme de cet hémiépiphyte l’abritera, version contemporaine de la dryade. Il aurait pu mourir à l’ombre délétère de l’arbre-poison, l’antchar, qui pousse en Indonésie : mais cette action supposée mortelle de l’ombre de cet arbre est une fausse croyance. Ici tout est vrai.
Ce héros avait une particularité anatomique assez bizarre, qui en fit durant trois années environ la victime idéale d’une astrologue. Des grains de beauté constellaient son ventre et sa poitrine suivant des schémas de constellations de l’hémisphère-nord. Sirius, à gauche, du côté de l’appendice. Orion, les deux pieds (Rigel et Saiph) sous le nombril, les deux épaules (Bellatrix et Bételgeuse) non loin des mamelons. Plus loin vers la droite, l’œil rougeoyant du taureau Aldebaran reluquant les Pléiades. Quand il se trouva à l’équateur, Orion, qu’il observait les nuits sans pluie ni lune, se trouva coupé en deux. Ce fut le commencement de la fin pour notre héros Dom Jean. Lui qui aimait tant les arbres, il aurait voulu mourir en terre et renaître arbre, comme Daphné, qui poursuivie par Apollon, devint laurier. Hélas, il mourut en l’air. “Il se sentait devenu plus proche des arbres que des humains. Il aimait la force et le calme des arbres, il aimait leur silence, la densité de leur ombrage. Il aimait les savoir liés à la terre et tendus en plein ciel.
“s’enracinant toujours plus profond dans le sol à mesure qu’ils croissaient vers les nuages.(...) Lui-même n’avait plus d’autre souhait que de devenir arbre, de se rendre à la terre.”
Un lecteur avisé aura vite vu que le pivot et personnage principal de ce livre est son alter ego, que nous nommons, après Da Ponte, Leporello, après Molière, Sgagnagna, après Goethe, Méphistophélès, le négateur “que les Chrétiens appellent le diable, et qui, peut-être est un serviteur de YErdgeist, Esprit de la Terre ”...Sans doute, la parole est plus souvent donnée ici à Jean (qui dit je ou il), mais pour que Méphisto-Leporello puisse mordre, il faut bien lui donner de la chair à entamer. Ich bin der Geist der stets vemeinfî “Je suis l’esprit qui constamment nie”, mais cet esprit de contradiction il faut lui laisser de quoi y enfoncer ses griffes acérées. Malgré tout, l’auteur n’est pas certain d’être écrasé par les sarcasmes, quasiment professionnels, du Malin, du Facétieux, der Schalk.
Entre tous les esprits négateurs,
c’est le Malin qui m’est le moins à charge
Von allen Geisten, die vemeinen,
Ist mir der Schalk am wenigsten zur Last.
Allons! on ne va pas ici commenter Goethe, et si le lecteur s’interroge sur le genre auquel se rattacheraient ces écrits, osons répondre (non sans quelque culot) qu’ils s’apparentent au fouillis de Anatomyof melancholy ou aux Notes de chevet de Sei Shônagon , une écrivaine du Moyen Age japonais.
Extrait
1. L’homme qui volait
Je rêvais souvent que je volais au-dessus des arbres. Mes grandes ailes m’embarrassaient à cause des fils électriques. Je volais dans l’escalier. Je volais tel un oiseau migrateur, remontant les vallées glaciaires, d’Italie en France. Je volais, et j’étais un avion aux ailes immenses. La vallée se rétrécissait en goulot vers le sommet, je devais m’écraser au moment d’échapper au piège. Centaure soudé à Cauchemar, ma jument (mar) aux ailes blanches, ruant et se cabrant, devant les pics neigeux.
C’est un voleur que j’ai pour amant
Le corbeau vole et mon amant vole
Voleur de cœur manque à sa parole
Et voleur de fromage est absent
Mais où est le bonheur ? il vole.
Le cormoran des Galapagos a perdu ses ailes. D’autres zoziaux en ont-ils jamais eu ? emeu, dodo, casoar ? Certains manchots, bénéficiant des courants froids, habitent aux Galapagos, nagent au lieu de voler, voisinent avec les iguanes. “Je vole en faisant de tranquilles mouvements de brasse comme on nage en pleine eau. Je vole en nageant au dessus des têtes des arbres crépelés de brume dans la fraîcheur piquante de l’air matinal”.
2. Icare
L’homme volant a donc bien dû aller aux sources, et visiter le pays où son illustre prédécesseur s’illustra fatalement, ayant mal écouté les conseils de son papa Dédale.
Il aborda aux rives de Candie (de l’arabe : “la ville aux larges douves”), qui s’appelle désormais Héraklion, et non loin de laquelle se trouve le palais pluri-étages de Knossos (piège à cons). Il admira les jacarandas aux grosses fleurs mauves, les hibiscus, bougainvillées. Il écouta les cigales à six heures du soir, et les criquets durant la nuit. Il se rendit au monastère d’Arkadi, où un bon millier de Crétoises avec leurs enfants furent réduites en fumée, leurs maris ayant fait exploser la poudrière, où elles avaient été remisées, afin de ne pas les livrer comme concubines ou esclaves aux Turcs. Pourquoi ce monastère abritait-il une poudrière, je ne le dirai pas.