Reliquaire
"Il s'agit de donner forme à la fragmentation du temps" dit l'auteur. Reliquaire est un livre puzzle, un livre où chair et esprit, passé et instant présent, solitude et famille, désirs et déceptions, joies et colères jouent d'étonnantes et émouvantes parties dans ce qui rassemble une vie, un destin, une écriture. "Comme un journal sans date écrit à la troisième personne, Reliquaire traduit l'impossible composition d'un récit cohérent, linéaire. De même, le moi, à mesure qu'il cherche à se rassembler, se fragmente, se "difracte". (Le Monde du 3 octobre 2007) 263 p. (2001)
Anne Thébaud, née en 1966, a collaboré à La Quinzaine littéraire. Elle s'est donné la mort le 9 septembre 2007 à Paris. Agée de 41 ans, elle souffrait d'une dépression, comme l'écrit Maurice Nadeau dans La Quinzaine littéraire, publication à laquelle elle collaborait depuis 1995. En 2001, Maurice Nadeau publie le premier livre d'Anne Thébaud, Reliquaire (voir Le Monde des livres du 13 avril 2001). Un second ouvrage posthume, Sentinelle, paraîtra en janvier 2008.
Extrait
Le présent chancelle sous le porche mal assuré du passé, le ciment du temps s’effrite. Les pétales du jour se défont dans l’anodin, l’insomnie gangrène la nuit. La conscience se raidit, dressée au-dessus du gouffre des épouvantes. Dans l’aube grise, la flamme vacille, puis sombre dans le sursis des heures plombées.
Le livre auquel elle aspire entretiendrait avec la vie un réseau de capillarité si étroit que la moindre détresse, la plus infime joie s’y réfracterait. Il s’agit de donner forme à la fragmentation du temps, de chercher la formule qui permettrait à la composition de l’œuvre d’épouser sans écart la mouvance de la pensée et les élancements du corps.
À l’heure médiane, la vie se fige. Dans la corbeille de l’été, les fanes fermentent. Les sourires grimacent, les baisers sentent l’aigre, le rouge s’éteint en lie-de-vin. La montagne se penche au-dessus des eaux trop bleues du lac, de son flanc s’épanchent les humeurs poisseuses d’un temps en déconfiture. Les trilles des nerfs malades chahutent la répétition. Le ver est dans le fruit.
La solution serait de l’ordre du puzzle dont, en aveugle, on assemble les morceaux, dans l’ignorance du motif que révélera le dernier soupir. Un livre qui ressemblerait à s’y méprendre au jeu de l’oie dont les coups de dé miment la circularité du temps. L’écriture s’ouvre aux représentations d’un moi qui se diffracte à mesure qu’il cherche à se réunir.
Elle vit en équilibriste sur un fil, palpe la membrane des durées inhabitées, se retourne et contemple les peaux mortes qui jonchent les années, fait l’inventaire du temps vacant, tout ce temps passé à attendre qu’adviennent le tournant majeur, l’arête vive qui désengorgerait l’ennui panoramique.
À peine arrivé, le père attend l’heure du départ. Il manque d’espace, d’un coup d’œil réduit l’appartement à un trou à rat. Sa seule présence transforme l’or en boue. Le bonheur existe, un regard suffit à l’anéantir et avec lui, tout espoir de partage. La différence charrie une souffrance muette. Au moment de se quitter, une question surgit, la seule qu’il eût fallu poser.
Une péniche sur la Seine défile avec sa cargaison de déchets noirs. En réalité, du métal concassé, broyé, des carcasses de voitures réduites, des portes de réfrigérateurs démantelées, un cadre de bicyclette plié en accordéon. Pour mieux voir, le père se penche pardessus la balustrade du pont ; la mère détourne le regard et s’éloigne.
Dans la grande maison où le temps déroule son ruban, il n’est pas moins de six horloges pour scander les heures et les demies. Chaque sonnerie la saisit d’effroi, comme une légère morsure au cœur. Quand la lumière rissole, elle s’abandonne, se laisse cueillir par le sommeil avec la même innocence que l’enfant qui s’oublie et mouille ses draps.
Alternent des sursauts de belle assurance et d’immenses plages de lassitude. Elle craint le vide, est prise de vertige quand, pour continuer d’avancer, il faut regarder droit devant et lâcher prise.
Enfant, elle thésaurisait les phrases dans le cube translucide qu’imaginait son esprit. Les pages du cahier posé sur son chevet restaient vides. Timide, elle n’osait écrire, préférait lire jusqu’à l’étourdissement. Le jour venu, les phrases qui en elle fermentaient déploieraient leurs ailes. Elle attendait un signe, faillit attendre toute sa vie avant que de comprendre qu’écrire est une tâche régulière, aussi peu spectaculaire qu’entretenir son potager ou broder un tableau au point de croix.
À l’heure où la chaleur décroît, le mufle de l’herbe souffle un air humide. Au centre de la place, le bouquet de marronniers se tient coi comme les troupes en première ligne résistent aux assauts de l’obscurité. La corolle du ciel s’ouvre. On se prend à espérer. L’attente se fait patiente. Mais bientôt, il faut partir. Les grilles se ferment sur un secret qui se dérobe. La nuit gagne et le cœur pèse. Il faudrait dormir. Demain peut-être, le crépuscule sera-t-il plus clément.
En savoir plus...
AVERTISSEMENT
Ne feignons pas de ne pas connaître Anne Thébaud. Elle collabore régulièrement à La Quinzaine littéraire. C'est une jeune femme discrète, peu expansive. Elle n'a pas voulu nous remettre son manuscrit directement.
La lecture de Reliquaire nous a surpris, étonné, rendu admiratifpour l’écrivain quelle révélait.
Notes de lecture à chaud :
À première vue : un objet inclassable, insolite, monstrueux, sans mouvement, sans fil de récit. Les perles ne font pas le collier (Flaubert).
Reliquaire : coffret précieux qui contient des objets auxquels on attache du prix en tant que vestiges ou témoins d’un passé cher. Encore des souvenirs d’enfance ! La barbe !
Ne pas se fier au titre.
Certes, livre de souvenirs, d’évocations, revécus dans leur temps, dans leur aura d’imaginaire et de fantasmagorie. Des faits, événements, personnes, situations, davantage : des sensations, sentiments, angoisses, désirs, fantasmes dans leur singularité. représentés, exprimés avec précision, une franchise parfois crue et, par les images, paradoxalement poétique. Double regard de la narratrice sur « son » monde en diverses époques de son existence.
Ce qui est suggéré plus que dit, ce que le lecteur construit à son tour d’après les éléments qui lui sont proposés : une enfance à la campagne, une existence en ville, Paris ou banlieue probablement (présence de la Seine), vacances dans une station balnéaire, vendéenne probablement, dans une famille catholique, père, mère, sœur. Amours, désirs, ennui, des amants, pas forcément l’amour, « l’aimée », ne pas s’y tromper, c’est la sœur (à la fois cadette et aînée, comment est-ce possible ?). Une matière vivante, palpitante, saisie dans son atmosphère, à différentes époques du temps qui passe. Chevauchements, perpétuels retours en arrière à partir de situations décrites dans le présent, temps circulaire (pas de progression, on tourne en rond). Ou : autant de pièces d’un puzzle, « dans l’ignorance du motif ». Ou (selon la narratrice) jeu de l’oie, qui donne également l’image d’un temps circulaire. Le récit, dans son mouvement mais aussi sa bourre, ses inutilités, sa rhétorique, est exclu au profit du fragment, unique façon honnête de piéger la vérité : « Il s’agit de donner forme à la fragmentation du temps, de chercher la formule qui permettrait à la composition de l’œuvre d’épouser sans écart la mouvance de la pensée et les élancements du corps. » Une autobiographie (si l’on veut) à rebâtir (« Un moi qui se diffracte à mesure qu’il cherche à se réunir »).
Il sera beaucoup demandé au lecteur. Pas de panique, de la patience, et laisser tomber pour rebondir. Y revenir. À la fin vient la récompense. Dans ses deux cents pages une œuvre qui paraît immense, l’équivalent de huit cents pages au moins.
Près de la fin un drame s’ébauche : la mort, l’agonie du père. On peut se demander si l’ouvrage n’est pas né de cette mort (psychanalyse, méfiance !).
Importance capitale du langage, de l’écriture. Vivre dans l’écriture c’est, à partir de l’existence revécue, se donner une nouvelle existence, l’immortalité pourquoi pas ? Une banalité dont la justesse m’éblouit.
Fil à fil, Anne Thébaud tisse sa toile, devient sa propre proie. Entre confession et imposture elle prend la pose de celui qui cherche la meilleure adéquation de l’expression écrite à la vie, plus personne, pas même elle, ne saura démêler le vrai du faux. La vérité ? Quelle vérité ? Elle est tout entière dans l’écrit. Les mots imposent leur mythologie. Anne cuisine les mots comme le bourreau son prisonnier pour le faire avouer, en tire peut-être, qui sait ? de faux aveux. Un théâtre d’ombres aux décors changeants, plus impressionnant qu’un fait divers sous vos fenêtres.
Les images, le bonheur constant des métaphores dans l’évocation de ce qui est représenté. Crudité animale des rapports sexuels. Et, par-dessus tout la permanence du désir, la fureur du désir. La narratrice cacherait-elle, en la laissant mille fois deviner, une revendication capitale ? Elle peut éblouir au point qu’on ne la voie pas. Au lecteur de la trouver.
Le suc de la vie. La magie de l’écriture. Une bible (sens profane). Un vade-mecum pour le lecteur pris du désir insensé de se sentir vivant. Peu de chances de succès. En avertir l’auteur.
Maurice Nadeau