L'épaule du cavalier suivi de Je suis un chat
« Il y a quatre ans, nous n’étions l’un pour l’autre qu’un nom, le tien dans la légende, le mien sur une enveloppe. » L’épaule du cavalier est un récit dédié à Maurice Nadeau – « le cavalier qui passe ». Ce recueil de textes relate, entre-autres, les années d’enfance et d’adolescence de l’auteur à travers les portraits des membres de sa famille chinoise et sa perception du monde à travers le prisme de la littérature. Des réflexions s’organisent autour du temps, du destin littéraire, du sacrifice probablement vain qu’il exige et de la consolation par les livres. Je suis un chat est une nouvelle qui relate les aventures d’un chat de gouttière à l’esprit rebelle au sein de la très stricte société chinoise. ISBN 9782862312491, octobre 2016, 136 p., 16 euros.
Ling Xi a déjà publié aux éditions Maurice Nadeau, La Troisième moitié, un roman satirique mettant en scène les destins de nombreux personnages dans la ville chinoise de W. L’auteur, d’origine chinoise, écrit en français, vit et travaille en France depuis 1998. L’épaule du cavalier est sa troisième publication en France.
LE CAVALIER QUI PASSE
- Ne touchez pas l’épaule / Du cavalier qui passe, / Il se retournerait / Et ce serait la nuit... dit Supervielle.
Le fait est que le lendemain de ton congé, ça a été la nuit à midi. Une nuit sans étoiles ni réverbères. À l’abri d’innombrables volumes qui tenaient à distance les rafales de l’orage et les échos de la cité, j’ai touché l’épaule d’un cavalier, qui portait à son front l’orgueil de sa révolte et la noblesse de ses combats ; mais il ne s’est pas retourné…
Ce que j’écris est une fois pour toutes hors délai. Toi qui te plaignais et parfois provoquais les infidélités de tes auteurs, je n’ai pas eu de quoi te trahir, de la même manière qu’il a manqué la pierre de touche du pouvoir suprême pour éprouver la vérité d’un Trotski. Mais sans doute précisément pour cette raison ne m’en
1. Jules Supervielle, Le forçat innocent suivi de Les amis inconnus, Gallimard, 1930, 1934 ; coll. Poésie, 2010.
auras-tu pas tenu rigueur : ton coeur a toujours penché, n’est-ce pas, du côté des perdants ?
Il y a six ans, nous n’étions l’un pour l’autre qu’un nom, le tien dans la légende, le mien sur une enveloppe. À présent, tout redevient comme avant. Tes places demeurent les mêmes dans ma bibliothèque. Tant d’autres ouvrages me parlent de toi du simple fait qu’ils existent. Toi, familier des flots du Gange, du bruissement de la pampa, de l’âpre beauté d’un volcan, des arbres des tropiques à jamais autres depuis le passage de ton ami Michaux…, sans avoir foulé ces contrées qui peut-être n’existent pas, je sais où te trouver à mes moments de solitude. Je t’aimerai comme j’aime le ciel étoilé, ce souvenir de l’univers, cimetière de lumières. Je me plais à penser que c’est par compassion pour cette joie mélancolique que toi, qui aurais voulu croiser la route de Flaubert ou de Montaigne, tu nous as attendus, pour nous assurer, avant que nous devenions à notre tour étoiles, ou plus probablement poussière, un instant de ton amitié fraternelle.
Tu as tenu à vivre par toi-même jusqu'à l’ultime expérience. Cette fois, tu ne nous rapporteras pas ta trouvaille. Mais un soir, qui sait, au détour d’une page, peut-être reviendras-tu me souffler qui avait raison : Bernanos, Borges, Zhuang Zi, ou bien un papillon ?